Guillermo Del Toro est un sorcier de l'image. En convoquant 100 ans de films fantastique, il nous fait voyager de Méliès à la Nouvelle Vague latino des 90's dans The Shape Of Water (La Forme de L'Eau), film acclamé depuis Venise jusqu'aux récents Oscars.
En narrant l'histoire d'amour improbable entre Elisa Esposito, Amélie Poulain du ménage dans une base militaire américaine, et une entité amphibie élevée au rang de demi-dieu par des peuplades sud-américaines, il obtient la mayonnaise parfaite entre toutes ses aspirations d'auteur, de créateur et de faiseur: gothique mais latin dans le traitement des émotions, avec un bestiaire magnifique mais pas cheap, avec une intensité narrative et des intrigues entre-mêlées (espionnage, Guerre Froide...), La Forme de L'Eau fait mouche à chaque fois. Del Toro mélange son Labyrinthe au Abe d'Hellboy, saupoudre de Jeunet (Amélie Poulain mais surtout visuellement proche de La Cité des Enfants Perdus), s'autorise une scène à la The Artist, quelques arcs digne des frères Coen et des scènes aquatiques à la Cameron. Il rompt ainsi le maléfice qui frappe tout auteur étranger au circuit américain, obligé de signer des commandes, de tabler sur un succès ou deux pour avoir enfin les rênes libres et recevoir le feu vert pour un projet personnel et intime. Il a fallu des Blade et des Pacific Rim pour pénétrer le labyrinthe et la base 51.
La Forme est quasi parfaite, le fond l'est tout autant: Del Toro triture et torture la société américaine autant que l'Atout, cobaye de laboratoire ne l'est. Stupidité de l'administration militaire, haine raciale, homophobie, lutte des classes, lutte des sexes: tout y passe. Les vrais monstres sont en dehors de la cage. Mention spéciale à Michael Shannon, dans un rôle proche de son personnage de Boardwalk Empire, énième magnifique salopard du 7ème art. Del Toro s'autorise aussi la nostalgie de l'image et de la musique au détour de scènes oniriques ou de citations à travers écrans de télévision et de cinéma. On respire le voyage dans le temps, caressant des sens des reliques perdues dans la déchetterie du numérique et de Netflix. La Forme de L'Eau est une œuvre miroir , on parle en littérature espagnole d'esperpento, une sorte de grotesque, comme si la société était passée par le prisme des miroirs grossissants et déformants des fêtes foraines, là où les freaks peuvent tomber amoureux des princesses, là où l'on voyage avec Méliès, mais aussi avec Burton, De La Iglesia ou Miyazaki. La Forme de L'Eau nous rappelle ou nous apprend que la différence, c'est beau, que l'autre est une force, que l'étranger est un allié, que le voisin est un ami, que les frontières sont des barricades et que les yeux sont des passerelles vers l'âme. Un chef d’œuvre pour commencer l'année.